Men Vs Horses



On va passer le moment où je m'excuse platement pour le retard de cet article, apparemment tant attendu, en tout cas promis il y a bien trop longtemps. On va dire que vous savez, et puis de toute façon mes excuses ne seraient jamais vraiment assez bonnes.

Le voyage pour l’Écosse a été long. Déjà parce que j'ai fait la queue pour le mauvais avion (à quelques minutes près, je vous racontais mon voyage à Marrakech), ensuite parce que je me suis arrêtée en route pour croiser de vieilles amies, enfin parce que j'ai préféré me ruiner en bus plutôt que de profiter des offres généreuses d'écossais bienveillants. Et puis marcher sous la pluie c'est sympa. Je suis arrivée mouillée, puante et courbaturée, mais vivante, et finalement c'est déjà pas mal. Des visages réconfortants, un thé, un repas et un lit douillet dans une belle yourte m'attendaient chaudement. Home, sweet home.

Le week end a filé en accolades, promenades en haut de la colline (et encore une fois, à quelques détails près, je vous racontais ici ma mort lente dans des marécages entourée de moutons), gâteaux au chocolat et longues conversations autour du feu, un verre de whisky à la main.


Lundi matin, j'ai pris mon vélo direction HorseBack. Je pédalais gaiement en écoutant Benjamin Clementine, fière de faire bouger ma graisse, les joues rosies par le froid, et à cet instant précis, je me souviens avoir pensé : "bordel, ma vie est plutôt pas dégueu." 

Si j’ai mis aussi longtemps à poser des mots sur l’Écosse, et si je m’éternise tant sur les quelques jours qui ont précédés cette semaine, consacrant même un paragraphe entier aux quelques minutes qui ont entamées cette semaine, c’est parce que ce voyage a été pour moi source de nombreuses heures de cogite. Mon petit cerveau, quelque peu rouillé ces temps-ci, habitué aux problèmes terre-à-terre et aux réponses pragmatiques de ces derniers mois, a pris en pleine face un ouragan d’émotions, d’informations et de sensations qu’il a fallu ensuite interpréter, trier et accepter.

Et ce soir encore, je ne sais pas vraiment par où commencer. 

Ce qui est sûr, c’est que ce vendredi soir, en remontant à vélo la colline pour la dernière fois, les mollets fatigués de la semaine et le souffle un peu court, il n’y avait ni musique, ni pensée concrète. Seulement ce brouillard opaque, ce bourdonnement incessant, ces milles images à la seconde et ce sentiment bien connu. Celui d’avoir vécu quelque chose d’intense qui marquera profondément la suite.

La surprise n'était pas totale. Je me doutais bien que revoir mon Cowboy et apprendre à nouveau à ses côtés réveillerait quelque chose en moi, faisant évoluer mes méthodes de travail et ma compréhension du cheval. Je ne me doutais pas que Mark et Juliet seraient finalement mes deux plus beaux professeurs.

J'ai passé la semaine entourée de dix vétérans, comme on les appelle encore là bas. Tous ont commencé l'armée dès leur plus jeune âge, c'est-à-dire beaucoup trop jeunes, avant même d'avoir l'âge légal de boire une bière pour certains. Oui, vous êtes trop jeunes pour boire une bière, mais bien assez vieux pour être témoin des pires atrocités dont l'espère humaine est capable. Bien assez vieux pour donner des morceaux de vous, au sens propre comme au sens figuré. Après avoir servi dans différentes guerres (Bosnie, Irak, Afghanistan, Irlande...) et vécu dans le cocon bien fermé de l'armée toutes ces années, ces survivants, et oui, je pèse mes mots, ont été jetés dans l'arène de la vie telle que nous la connaissons. Merci, et bonne route. Juliet n'est pas sortie de chez elle pendant huit ans.

Cette incapacité à gérer le monde extérieur, ce stress constant, ce manque de confiance en soi, en l'autre, ce sentiment de solitude, cette peur, tout simplement, sont vulgairement regroupés sous le nom de Post-Traumatic Stress Disorder (PTSD). On en a tous déjà entendu parler, of course. 


Quand je les vois assis là, je me dis que ça va. Un bien grand mot pour des personnes qui ont quand même l'air assez heureuses. Et c'est ce que je me suis dit toute la semaine, pour être honnête. Jusqu'à ce que je discute avec un soldat/psy en pleine thèse sur la réinsertion des blessés de guerre dans la vie active, venu faire le stage pour observer l'impact de la relation homme/cheval. "Si on m'avait posé la question, je n'en aurais laissé sortir aucun de l'hôpital psychiatrique. Ces gens sont malades, gravement malades. Mais quand je les vois ici, je comprend que j'aurais eu tort. Vous avez du courage, mais vous faites un travail formidable." Il m'a dit ça le jeudi soir, alors que je le questionnais sur son ressenti. Alors peut-être que le Post-Traumatic Stress Disorder n'est pas un si grand mot finalement. Peut-être que HorseBack est simplement la preuve qu'il existe des solutions, des endroits où l'on se sent assez bien pour oublier sa condition et vivre normalement, ne serait-ce que quelques jours.

Pendant une semaine, je n'ai vu que des rires, des accolades, des yeux humides d'émotion, des échanges intenses mais toujours dans l'écoute, le partage des expériences, parfois dur, très dur, beaucoup trop dur pour des oreilles comme les miennes. Mais toujours ce retour de la part du groupe, cette chaleur et cette bienveillance. Dès lundi, 9h30, cette petite équipe de personnes totalement inconnues s'est transformée en famille. Une des plus soudées que j'ai pu rencontrer. A midi, on entend parler de fusillades, d'explosions, de blessures. Au détour d'une conversation, l'un d'eux prononce un mot qui déclenchera une avalanche de souvenirs. Un jour c'est l'un, un jour c'est l'autre, ils racontent leurs histoires, simples anecdotes à leurs yeux, ils vont au bout puis se referment, comme s'ils avaient simplement besoin de mettre les mots dessus avant de pouvoir manger le dessert. Ou de ne pas mettre ces mots justement. Certains nous racontent qu'ils ont vu des choses dont ils ne peuvent, ne veulent pas parler. Les autres acquiescent, et cette reconnaissance suffit. Quelques instants plus tard, au moment de seller les poneys, un jeu de mot noir va laisser éclater les rires, qui résonneront d'un bâtiment à l'autre toute l'après-midi. 


J'ai passé beaucoup de temps avec Mark. Il avait ce regard un peu perdu des vieilles personnes qui en ont trop vu. Des gestes très lents, un peu tremblants, l'excuse facile, la jambe raide. Il avait très peur. Quand il a curé un postérieur à Mickey pour la première fois, il s'est relevé avec un immense sourire et m'a filé l'accolade pour me remercier. On est allés dans le manège, et mon Cowboy a tenté de leur expliquer comment faire tourner les chevaux en cercle autour d'eux. Perdu, Mark s'est tourné vers moi avec un air triste. Il avait l'air résigné. "I can't do that." Alors on a repris, doucement. Il avait du mal à fixer ses pieds, à dissocier ses mouvements. Il était tellement confus que Mickey, tout perdu, restait immobile face à lui. Je me suis mise derrière lui et j'ai guidé ses mains. Mickey a pris le pas, et ça a suffit pour que Mark reprenne confiance. Je me suis éloignée et je l'ai regardé faire tourner ce cheval autour de lui, tout sourire. Il l'a arrêté, s'est approché de sa tête et l'a caressé doucement en lui murmurant quelque chose. Les autres continuaient leurs exercices autour d'eux, vivant chacun leur histoire, plus ou moins intense. Mark est revenu vers moi. "It's enough for today. Thank you so much." Économe de ses mots, ses yeux, eux, me racontaient un roman.


J'ai fréquenté John aussi, toute cette semaine. Il était déjà venu, il savait ce qu'il faisait, je me souviens avoir été très impressionnée par son aplomb et son insouciance, comme s'il savait que tout irait bien, toujours. J'ai appris seulement ce matin qu'il a perdu sa jambe gauche en Afghanistan.

J'ai fait tourner Juliet en longe autour de moi pour lui montrer l'importance du langage corporel, j'ai montré à Stan ou masser Polly pour qu'elle s'endorme en fin de séance, j'ai aidé Bev à gagner son relais, j'ai écouté Lee, j'ai rit avec Jimmy et ses quatre dents en plastique qu'il tenait à mettre avant que je ne prenne une photo. J'ai beaucoup échangé avec Jul' sur ce qu'on faisait là-bas et ce que je fais ici, en France. J'ai ouvert les yeux.

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